Blaise Cendrars
“Johann August Sutter venait d’abandonner sa femme et ses quatre enfants. Il traversa la frontière au-dessus de Mariastein ; puis, en suivant l’orée des bois, il gagna les montagnes d’en face. Le temps continuait à être chaud et le soleil était brûlant. Le soir même, Suter avait atteint Ferrette, et comme un violent orage éclatait, il passa la nuit dans une grange abandonnée. Le lendemain, il se remettait en marche avant l’aube. Il se rabattit vers le sud, évita Delle, franchit le Lomont et pénétra dans le Pays de Doubs. Il venait de faire plus de vingt-cinq lieues d’une traite. La faim le tiraillait. Il n’avait pas un fifrelin en poche. Le thaler, qu’il avait donné au bambin de Rünenberg, était son dernier argent.
Il erra encore deux jours dans les hauts pâturages désertiques des Franches-Montagnes, rôdant le soir autour des fermes, mais l’aboiement des chiens le faisait rentrer sous-bois. Un soir pourtant il parvint à traire une vache dans son chapeau et but goulûment ce chaud laid écumeux. Jusque-là, il n’avait fait que brouter des touffes d’oseille sauvage et sucer des tiges de gentiane en fleur. Il avait trouvé la première fraise de l’année et devait s’en souvenir longtemps.”
Blaise Cendrars, L’Or, 1925
